La concertation préalable qui s’est ouverte le 16 août autour du projet intitulé « Hommage aux Héros », à Carentan-les-Marais (Manche), appelle à prendre position. C’est sans ambiguïté que nous nous y opposons. Dans la plaquette de trente-deux pages publiée à cette occasion, ces derniers n’hésitent pas à convoquer des historiens comme Ernest Lavisse (1842-1922) ou Marc Bloch (1886-1944) pour accréditer leur démarche. L’artifice ne doit pourtant pas faire illusion.
Professionnels des médias et de la communication, les promoteurs du projet déploient des trésors de dialectique pour habiller convenablement une opération avant tout mercantile. Ils tentent d’abord de nous convaincre que le projet est « utile » et « nécessaire », invoquant un risque d’oubli avec la disparition des derniers témoins. Rien n’est plus faux en l’état. Touchant tous les publics, le cinéma, la littérature, les bandes dessinées ou les jeux vidéo regorgent de références à l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, lorsque celle-ci ne s’invite pas dans les débats de l’élection présidentielle française.
Porté dès 1945 par Raymond Triboulet (1906-2006) à travers le Comité du Débarquement, le tourisme de mémoire en Normandie n’a pour sa part cessé de gagner en importance au fil des décennies. À chaque grande commémoration, les caméras du monde entier sont braquées sur les chefs d’État occidentaux qui célèbrent sur place l’événement en grande pompe. Et en 2019, année du 75e anniversaire, un nouveau record de fréquentation a été enregistré avec plus de six millions de visiteurs. L’argument de l’oubli est donc une imposture, comme celui de la pédagogie. Misant tout sur le gigantisme de l’installation et l’expérience immersive, le show projeté veut éblouir les sens plutôt qu’éclairer les esprits, provoquer des émotions plutôt que susciter la réflexion.
Une vision biaisée et au rabais de l’Histoire
Le spectacle qui nous est promis ne sera, au fond, qu’une réédition de l’épopée que le cinéma hollywoodien a modelée à nos esprits, du Jour le plus long à Frères d’armes en passant par Il faut sauver le soldat Ryan. Cette mémoire biaisée ignore les enjeux profonds du conflit et passe sous silence la faillite initiale des démocraties française et britannique qui se sont révélées incapables de stopper la dictature nazie lorsqu’elles avaient les moyens de le faire dans les années 1930. N’est-ce pas pourtant là le principal enseignement de cette période à retenir aujourd’hui ?
Loin de se résumer en un spectacle, la guerre, pour les sociétés qui y sont confrontées, est d’abord un drame qui frappe civils et militaires. Par ailleurs, en se focalisant sur l’héroïsme des soldats libérateurs, le projet efface paradoxalement la violence qui est pourtant l’essence même de la guerre pour ceux qui la font ou qui la subissent.
Une lutte a-t-elle été plus justifiée dans l’Histoire que la guerre menée contre l’Allemagne nazie ? Ce caractère manichéen ne doit toutefois pas masquer des réalités plus sombres. Ainsi, 60 % des 20 000 civils normands tués à l’été 1944 le furent par les bombes alliées. Pour partie, ces victimes furent délibérément sacrifiées par les stratèges anglo-américains qui ciblèrent les agglomérations à l’arrière du front afin de retarder l’arrivée des renforts allemands. Naturellement, il est exclu que ce spectacle s’embarrasse de telles nuances. Pourtant, l’Histoire ne saurait se résumer à une série de tableaux destinés à s’extasier sur un passé sublimé. Sous le paravent d’une mise en scène avant-gardiste, les promoteurs du projet ne nous proposent cependant rien d’autre qu’une version high tech de l’imagerie d’Épinal du XIXe siècle.
Pour un tourisme de mémoire éthique
D’un point de vue éthique, le projet présente deux caractéristiques majeures qui, combinées, le rendent inacceptable. En affichant un objectif annuel de 600 000 spectateurs (concentrés sur seulement six mois), il consacrerait d’abord l’industrialisation du tourisme de mémoire. Doté d’un budget de 90 millions d’euros, ce projet pharaonique vise à instituer et à pérenniser une rente régionale. L’idée des marchands de mémoire est de capter une partie des visiteurs qui se pressent chaque année sur les plages du Débarquement et de les retenir a minima une nuitée supplémentaire – objectif prioritaire affiché par le Président du Conseil régional de Normandie en lançant le projet en 2020. Nous sommes donc loin de l’ambition scientifique et pédagogique manifestée en son temps par Jean-Marie Girault, alors maire de Caen, au moment de réaliser le Mémorial dans les années 1980.
La mise en scène in situ d’un drame passé pose ensuite un problème moral. Imaginerait-on un tel spectacle retraçant l’histoire de la Shoah à Auschwitz, la genèse du « Projet Manhattan » à Hiroshima ? Même nimbée des attributs de l’épopée qui la rend si attrayante, l’histoire du débarquement et de la bataille de Normandie ne doit pas occulter le drame humain qu’elle a représenté. Respecter cette mémoire est le meilleur hommage que nous puissions rendre aux acteurs et victimes du passé.
Tribune pour la première fois publiée sur le site électronique du journal Le Monde le 26 septembre 2022.
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